La Bête: La Singularité et le transhumanisme mystique
La Bête est un film de Bertrand Bonello sorti en Février 2024. C’est une tragédie amoureuse sur fond de science-fiction à tendance mystique. L’histoire se déroule sur trois époques. Au début du XXe siècle, au XXIe siècle contemporain, puis futuriste.
Résumé du film
Gabrielle croise Louis lors d’une exposition à Paris au début du XXe siècle. Il lui apprend qu’ils se sont déjà rencontrés à Naples quelques années plus tôt. Elle lui a alors confié ressentir une grande angoisse à propos d’une catastrophe à venir. Une catastrophe dont elle ignore tout. Entre temps elle a fait sa vie, s’est mariée, mais sa peur, bien que moins intense, est toujours présente. Louis lui offre sa protection. Ils entretiennent une amitié qui se mue peu à peu en amour. Après avoir décidé de quitter son mari, Gabrielle invite Louis à visiter son usine de poupées pendant que Paris est inondée. Alors qu’ils se retrouvent seuls, Louis lui fait part de ses sentiments. Gabrielle hésite puis se refuse à lui tandis qu’un incendie se déclenche. Le protecteur tente de trouver une issue par le sous-sol inondé pour pouvoir fuir l’usine en flamme. Gabrielle ne tarde pas à le suivre et les deux finissent noyés.
En 2014, Gabrielle habite à Los Angeles et tente de lancer sa carrière de mannequin. Son angoisse ne l’a pas quittée. Louis est un jeune homme seul et amer, un incel. Il n’a jamais connu de femme et s’apprête à exercer sa vengeance sur l’une d’entre elles. Il jette son dévolu sur Gabrielle. Il la suit jusqu’à la maison où elle habite. La terre se met soudainement à trembler et tout le quartier se retrouve dehors. Gabrielle a peur. Elle voit Louis et lui demande de la raccompagner chez elle. Il refuse, imaginant qu’il s’agit d’un stratagème pour l’humilier une fois de plus. Cela le convainc de mettre son plan à exécution malgré le trouble que cette femme a fait naître en lui. Il s’introduit dans la maison pendant la nuit avec une arme. Gabrielle le voit et s’enferme dans une pièce à l’étage. Elle choisit finalement de lui ouvrir la porte, ce qu’il lui déconseille. Elle lui pardonne, l’embrasse et l’aime comme au siècle précédent. Il la tue malgré tout.
Dans le futur de 2044, l’intelligence artificielle règne en maître et Gabrielle est au chômage comme la majorité de la population. Les inutiles. Elle veut trouver un travail mais pour cela elle doit passer par la procédure de purification. Alors qu’elle hésite, elle rencontre Louis qui se trouve dans la même situation. Elle accepte finalement et la machine lui permet d’explorer ses vies antérieures. Se souvenant d’une partie de son histoire avec Louis, elle veut renouer leur lien dans cette nouvelle vie. Contre toute attente, la purification échoue. Elle s’en satisfait et revoit Louis. Pendant qu’ils dansent, elle lui parle du lien qui les unis depuis plus d’un siècle. Alors il lui révèle qu’il le sait déjà car il a également été purifié, mais avec succès. Il n’a plus d’affects. Gabrielle tombe à genoux, en pleurs, et hurle sa douleur de l’avoir une nouvelle fois perdu.
La Bête de la Singularité
La Bête est une personnification de la peur oppressante que ressent Gabrielle. Un sentiment apparemment justifié par les événements. C’est un prédateur qui poursuit chacune de ses incarnations. Même si les catastrophes arrivent effectivement, l’inondation de Paris, le tremblement de terre à Los Angeles, le mystérieux cataclysme débouchant sur le monde de 2044, celle pressentie par Gabrielle est beaucoup plus personnelle. C’est l’échec tragique et répété de sa relation avec Louis.
La Singularité désigne le moment précis où l’Homme est dépassé par la Machine. Quand l’entité la plus intelligente sur Terre n’est plus humaine mais artificielle. Le futur que La Bête décrit est un monde post-Singularité. La Machine a pris le pouvoir et dirige l’humanité. Le travail humain n’étant plus utile à sa propre survie ou à sa perpétuation, la majorité vit dans l’oisiveté.
Dans son livre The Singularity Is Near (La Singularité est proche) Ray Kurzweil annonce la Singularité pour 2045. Cependant l’IA est devenue un sujet d’inquiétude depuis quelques années déjà. Après avoir battu l’Homme aux échecs puis au jeu de go, l’IA a appris à peindre, à conduire et à écrire. Ce mois-ci elle a appris à réaliser des vidéos. Les récentes avancées des modèles de langages, comme ChatGPT, ne peuvent qu’intensifier ce sentiment. ChatGPT peut rédiger des articles, répondre à des questions, imaginer des histoires, résoudre des problèmes mathématiques et même coder. Toutes ces compétences sont des propriétés émergentes d’un système construit sur des techniques simples qui existent depuis déjà longtemps. Elles ne sont donc même pas le fruit de récentes découvertes révolutionnaires comme on pourrait s’y attendre.
Comment l’Homme pourrait-il ne pas avoir peur alors que sa suprématie commence à être menacée ? Homo Sapiens, qui se définit lui-même par son intelligence, pourrait bientôt en perdre le monopole.
Le transhumanisme
Le transhumanisme, littéralement “passer outre l’humain”, est un mouvement philosophique qui prône l’évolution de l’Homme par la Science et les techniques. Allant ainsi vers une augmentation générale de ses capacités physiques et mentales.
Pour les transhumanistes, la Singularité est à la fois ce qui rend possible et nécessaire le dépassement de l’Homme. Elle le rend possible car toutes les technologies permettant cette évolution pourront être rapidement développées grâce à l’intelligence artificielle. Elle le rend nécessaire car l’Homme ne pourra faire le poid face a la Machine s’il ne s’améliore pas. Au mieux, il deviendra totalement dépendant de l’IA et perdra le contrôle de sa destinée. Au pire, il sera éliminé. Le transhumanisme apparaît donc comme une réponse à la Bête, à la peur de la Singularité.
Par la tradition spirituelle
Dans le monde de La Bête, la véracité de la philosophie bouddhiste a été confirmée par la Science. La réincarnation et le karma ne sont plus des croyances mais des faits. La Machine a donc mis au point une procédure de purification. Les humains qui le souhaitent peuvent prendre conscience de leurs vies antérieures et résoudre les traumatismes liés à celles-ci. Ainsi ils deviennent “purs” et se débarrassent de leurs affects. Comme Bouddha avant eux, ils atteignent l’illumination et ne souffrent plus.
Il y a ici une rencontre transhumaniste entre technologie et spiritualité. Bien qu’elles n’en aient pas ouvertement l’intention, le film démontre que beaucoup de spiritualités peuvent être lues comme des formes philosophiques de transhumanisme. Comme ayant pour but de dépasser l’Homme et d’atteindre un idéal. L’illumination Bouddhique est ici prise pour exemple mais la religion chrétienne peut aussi être vue par ce prisme là. Les Chrétiens aspirent à suivre l’exemple du Christ. Au-delà des miracles qu’il réalise, attestant de son ascendance divine, le Christ dépasse l’Homme par le sacrifice ultime qu’il consent à faire, la souffrance qu’il endure et l’amour inconditionnel qu’il éprouve pour lui.
Par la tradition philosophique
D’ailleurs, dans cette démonstration, le film ne s’arrête pas à la tradition bouddhiste. En 2044, alors qu’avec Gabrielle ils discutent de la procédure de purification, Louis mentionne son intérêt pour les stoïques. Dans le détachement que prône cette philosophie vis à vis des circonstances extérieures, on peut effectivement voir un grand point commun avec l’idéal bouddhiste.
Bien loin de ces pensées là, Nietzsche peut encore plus facilement être vu comme un philosophe transhumaniste. Par définition, l’Homme idéal de Nietzsche n’est pas un Homme. Le Surhomme transcende l’humain. Il le fait par une voie en tout point opposée à l’ascèse promue par la plupart des philosophies traditionnelles. Le Surhomme est mu par ses passions, il exerce sa volonté de puissance et se hisse au-dessus du troupeau humain en réalisant pleinement son potentiel.
Les Hommes suivant ces enseignements jusqu’à leur conclusion logique sont-ils encore des Hommes ?
Un anti-humanisme
Toutes ces philosophies se réclament de la nature. D’une certaine manière, leur Homme idéal est le seul Homme véritable. Elles cachent donc mal leur mépris de l’Homme ordinaire, de ses passions et de sa souffrance. Il est perçu au mieux comme un enfant ignorant, au pire comme une bête sanguinaire. Nietzsche quant à lui assume pleinement le mépris que lui inspire les masses humaines. L’Homme ordinaire est perverti par les circonstances extérieures. Qu’elles soient incarnées par la société des Hommes ou bien simplement par la nature, elles l’empêchent d’être totalement lui-même.
L’une des particularités philosophiques du transhumanisme moderne est qu’il ne se réclame pas de la nature. Comme pour ces autres traditions, l’Homme est très imparfait et doit être amélioré. L’augmentation de ses capacités est une fin en soi. Que ce soit par manipulation génétique ou par hybridation technologique, tous les moyens sont bons. L’Homme pourrait aller jusqu’à se débarrasser de son enveloppe charnelle pour une fusion totale avec la Machine. La nature et l’Homme sont ainsi complètement rejetés.
Dans La Bête, le bouddhisme accouche au final d’un être dépourvu d’affects. Le monde extérieur et son passé n’ont plus prise sur lui et il est ainsi débarrassé de ses émotions. Il est sage, calme mais il ne ressent plus comme un Homme. Il est devenu totalement compatible avec la Machine. C’est la raison du sentiment de perte qui submerge Gabrielle à la fin du film. Louis est désormais incapable de l’aimer comme elle l’aime. L’illumination ressemble ici à une lobotomie.
Finalement, le détachement total et l’élimination de la souffrance semblent créer chez l’Homme un état proche de la psychopathie. Gabrielle a par exemple une amie qui lui recommande de procéder à sa purification, ce qu’elle a elle-même déjà fait. Vers la fin du film, elle lui parle au téléphone de son chat âgé et malade. On voit alors l’amie en question lui tordre le cou sans le regarder, sans ciller et poursuivre la conversation le plus naturellement du monde. L’attachement et les affects qui en résultent ont visiblement disparu.
Quelque soit l’enseignement suivi, il semble logiquement difficile d’échapper à l’idée que surpasser l’Homme ne peut mener qu’à sa fin. Que dépasser l’Homme c’est tuer l’Homme.
Gabrielle sauvée par l’amour ?
Il y a une ellipse temporelle pendant la procédure de purification de Gabrielle. Celle-ci a lieu quand elle assiste à la conclusion de sa vie à Los Angeles. Précisément entre le moment où elle ouvre la porte et le moment où Louis la tue à côté de la Piscine. Cette ellipse se traduit visuellement par un saut de l’image. Par de brusques aller-retours dans le temps ressemblant fortement à une sorte de bug vidéo.
Cet élément de mise en scène vient accentuer le choc et la violence du meurtre pour le spectateur. C’est une façon de montrer à quel point Louis est consumé par sa névrose, par sa haine des femmes. Cependant, du point de vue de l’histoire, cela pourrait être un bug de la Machine dû à un accès simultané des amoureux aux souvenirs de leur vie précédente. Les deux subissant la procédure au même moment. Peut-être alors que ce serait volontaire de la part de Louis. Il ferait échouer la purification de Gabrielle en l’empêchant d’assister à l’ensemble des événements traumatiques ayant affectés sa dernière incarnation. Il se sacrifierait donc, obtenant ainsi la rédemption pour les actes commis dans sa vie précédente et honorant son vœu de protection à l’égard de Gabrielle.
Conclusion
La Bête est une histoire prenante, pertinente et originale. Les acteurs y incarnent des personnages à la fois crédibles, attachants, et très humains (ou pas). Les thèmes abordés risquent de rester d’actualité pendant encore un bon moment, quand ils ne font pas déjà l’objet de réflexions millénaires. Je recommande donc vivement ce film a tous les amateurs de science-fiction, de philosophie et de drames humains.